Se relever

 

En quel sens entendre ce terme de relève ? On relève la garde, on relève les yeux, on relève un objet ou une personne, on se relève. Relever contient l’idée de lever à nouveau. Deux actions sont en jeu : une verticalisation et un recommencement.

 

Il est évident que le lever et le commencement s’apparentent. On se lève le matin et on commence la journée. Mais le fait de se lever tous les matins n’indique nullement l’idée de se relever. Se lever chaque matin est à chaque fois un nouveau commencement, mais un nouveau commencement n’est pas un recommencement.

 

Recommencer, c’est repartir à nouveau frais. Recommence ton calcul dit-on à l’enfant qui étudie. Dans l’idée de recommencement s’entend un mouvement différent que ne contient pas l’idée de commencement, celui d’une reprise. Reprends la partition au deuxième mouvement dit-on au jeune musicien. Il y a déjà eu un commencement, mais il faut reprendre l’affaire ; recommencer c’est repartir à nouveau. Oui, certes, mais repartir à nouveau gros d’une expérience de chute : on a raté quelque chose, on a été dans l’impasse, dans l’imprécision, dans l’errance, on a essayé, on s’est essayé. Recommencer c’est repartir après avoir été travaillé par le détour, par l’altérité, par l’erreur, par le négatif dirait Hegel.

On ne relève donc pas les yeux pour les ouvrir, on relève les yeux parce qu’on les a baissés. Il en va de même pour la garde. On ne relève pas un objet ou une personne pour la lever, mais parce qu’il est à terre ou qu’elle a chu. Il s’agit de reprendre, de se reprendre, de repartir, de recommencer, pour intérioriser un geste, pour maîtriser un savoir, pour s’affermir dans la vie, pour remailler ce qui s’est démaillé ou déchiré, pour réussir ce qui a été raté, pour ressaisir ce qui a été perdu ou n’a pas su être pris. La relève contient l’idée de détour. On est revenu à soi pour reprendre un autre embranchement. On ne revient pas à soi pour refaire la même chose comme si on était condamné à revivre sempiternellement la même journée, comme si on était condamné à la loi karmique. On revient à soi enrichi par l’expérience du détour. Ce détour inscrit dans la reprise une différence minimale : on ne refait pas tout à fait la même chose. Et c’est l’intériorisation de cette expérience qui permet un recommencement, une sortie d’Egypte. Le risque est évidement de ne pas intégrer ce détour, de ne rien en faire, de le maudire, de le juger ou, pire, de vouloir ne rien en savoir. Loin de toute relève, cette répétition n’est alors qu’un enfermement dans l’identique.

 

La tentative de solution fait partie du problème dit l’analyse systémique. On ne peut résoudre un problème sans changer les termes du problème nous dit Einstein. Et aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré nous disent les sagesses du monde. Se relever passe par un travail de discernement, un vrai travail épistémologique qui demande qu’on porte un regard sur soi et qui exige qu’on suive une pratique de vie. Ce regard ne peut pas être celui du juge. Il s’agit, avec humilité, de regarder les choses en face et de se regarder en vérité. C’est en apprenant à se connaitre, à reconnaître nos limites et à assumer notre finitude qu’on parvient à ne plus trébucher sur la même pierre. Mais rien n’est plus difficile que d’accepter et d’assumer notre finitude nous rappelle JM Longneaux. Pour y arriver nous n’avons d’autre voie que celle du deuil de nos attentes infantiles, ces blessures narcissiques dont parle Freud : nous ne sommes pas le centre du monde, nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes, nous ne sommes pas tout-puissants, rien ne nous est dû, nous vivons dans l’incertitude, nous ne pouvons sauver la personne qu’on aime de ce qu’elle vit, nous ne serons jamais compris comme nous souhaitons l’être.   

On entend ainsi poindre dans la relève la notion de conversion. Spinoza nous invite à nous convertir, à passer des passions tristes à la joie. Nietzsche en fait tout autant en nous exhortant à quitter le mode du ressentiment pour affirmer la vie. Parménide nous dit d’arpenter la voie de l’être et ne pas emprunter celle du non-être. Le Dieu de la Bible nous demande de faire un choix entre la vie et la mort tout en nous disant qu’il n’est qu’un seul chemin : celui de la Vie.

 

Se relever, c’est avant tout changer de perspective. C’est lever les yeux vers le ciel afin de ne plus avoir la tête dans le guidon. Relever les yeux vers le ciel c’est redécouvrir un horizon. L’expérience de l’horizon est essentielle. Le naufragé est assigné à une place que lui fixe l’horizon : l’attente du bateau ! Or, l’espoir n’est que la forme visible du désespoir. L’attente du dieu-cargo nous enferme dans l’immobilisme, dans l’atemporalité et dans la répétition stérile. Cette attente n’est pas uniquement passive. On peut s’agiter et s’activer en vue d’un objectif qui se révèle n’être en fin de compte que l’attente d’une reconnaissance de nos mérites.

 

Lever les yeux vers le ciel n’est donc pas viser de manière infantile l’inaccessible étoile en se soumettant aux lois de ce dieu pervers qui punit et récompense dont parle M. Bellet. Lever les yeux vers le ciel c’est creuser un espace afin de remettre du relief dans l’existence. C’est instaurer une verticalité dans un monde horizontal. C’est scander le flux de la vie. C’est dé-coïncider dit F. Jullien. C’est exister : sortir de l’empêtrement dans l’agitation du monde et sortir de l’engoncement dans l’identité. Exister n’est pas apprendre à devenir celui qu’on est comme si on l’était depuis toujours mais apprendre à être celui qu’on devient en faisant sien ce qui nous advient. Exister n’est pas imposer son ordre au monde et aux autres, mais créer avec le monde et les autres une semi-disponibilité, comme le dit H. Rosa, qui nous permet de tisser un monde en commun signifiant.

 

L’expérience de l’horizon nous apprend que c’est nous qui fixons l’horizon et non lui qui nous rive à un sol. Nous donnons une place à l’horizon en levant les yeux. Et nous nous relevons en nous mettant en marche : « lève-toi et marche », « va et ne pêche plus » dit Jésus. L’horizon change au fil de nos pas. Nous découvrons ainsi que nous sommes au centre – non au sens d’être le centre de monde, à la façon dont l’imagine l’ego, mais au centre au sens où je suis au centre d’une perspective, comme l’est un regard. Se découvrir phénoménologiquement au centre, c’est se situer au lieu du « je suis » dirait JY Leloup. C’est précisément parce que je suis au centre d’une perspective que je peux changer de point de vue et découvrir que le centre est partout et que chaque vivant est au centre de son existence, et est un centre de l’existence du monde, comme le dit P. Arnold en expliquant la notion de tissage dans la pensée amérindienne.

 

Exister, c’est cheminer et c’est donc prendre le risque de se tromper. Mais nous ne sommes pas esseulés et nous ne sommes pas voués à devenir des égarés. Des guides existent. Ici, Maïmonide et Spinoza en témoignent. Là, Jésus dit être le chemin. Ailleurs, c’est Krishna qui nous rassure en disant que quel que soit le chemin qu’on prenne il viendra à notre rencontre. Encore un peu plus loin, c’est Tchouang-Tseu qui nous ouvre la Voie.

 

Se relever c’est alors revenir d’une voie de perdition. C’est se redresser après avoir trébuché. C’est se réajuster après avoir raté la cible. On peut parler de résurrection douce lorsqu’on revient d’un lieu (où plus justement d’un non-lieu) dont on imaginait ne jamais pouvoir revenir. Se relever c’est ainsi avoir traversé son désert ou ses nuits noires. Il ne s’agit pas d’en sortir indemne et d’en parler comme d’un mauvais cauchemar. Tout au contraire, il s’agit de s’en souvenir et d’intérioriser l’épreuve de la nuit. On en revient autre car notre personne a été enrichie par l’épreuve. Ce retour comprend avec lui la marque de la nuit. Ce témoignage de la relève possible fait d’une malédiction, d’un malheur, d’une maldonne, d’un mal une ouverture vers une renaissance. Cette cicatrice devient un témoignage qui initie de nouveaux possibles. On peut parler de bénédiction car la trace de la nuit indique un passage qui invite au large et met en confiance.  

 

Ce travail du détour exige qu’on renonce à toute pensée magique et à toute attente infantile. Il nous apprend que nous sommes à jamais marqués par la vie. Et c’est une bonne nouvelle ! Cela nous rappelle que nous sommes des vivants et non des choses. Nous nous affermissons dans la vie à travers ce qu’elle nous donne à vivre et nous devenons de jour en jour toujours plus vivants si tant est que nous ne cédons pas aux modes de l’aliénation que sont le délire (réduire le monde à ses attentes en déniant la réalité) et la résignation (se soumettre aux lois strictes de la causalité).

 

La vie se nourrit de la lutte qu’on mène avec elle. S’affermir dans et par cette lutte qu’on mène avec la vie, c’est se donner la possibilité de découvrir en soi son noyau de solitude dit E. Falque. C’est au sein de ce noyau qu’on découvre ce qui « source » en nous et nous « met au large » : cette vie qui vit, bat en nous et qui se donne pleinement en nous à chaque instant, ce souffle qui nous anime, cette Parole, ce logos, qui nous nomme et nous invite à vivre. Ce noyau d’où source notre vie nous relie à notre filiation ontologique, qui pour l’un est une filiation à la Vie et pour l’autre, au Père.  

 

Il n’est pas simple de se relever. Le trébuchement est si souvent aliénation. Nous n’arrivons pas à nous libérer par nous-mêmes car c’est de notre enfermement en nous-mêmes, en nos certitudes, en nos attentes, en notre justice, en nous souffrances, en nos peurs, en nos images de nous-mêmes que nous devons nous libérer. Ce n’est en effet qu’à partir du moment où l’on est délivré de notre l’agrippement à notre petit ego, de notre Egypte intérieure dirait A. de Souzenelle, qu’on peut se délivrer des liens aliénants qui se sont noués avec les autres.

 

 

Toutefois si nous ne pouvons nous libérer de nous-mêmes par nous-mêmes nous ne pouvons être délivrés sans qu’on y consente. C’est ta foi qui t’a sauvé dit Jésus. Mais la foi n’est pas une compétence. Elle n’a même rien à voir avec la résilience. La foi vient de ce qui, de celui ou de Celui, qui nous met en confiance. Il en faut de la foi pour guérir une blessure du cœur, une blessure de la confiance, mais on ne peut guérir une telle blessure et revenir de la méfiance ou de la défiance sans que le mur derrière lequel nous nous sommes enfermés ne soit transpercé, sans que nous ne nous engagions dans une relation.